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Gérard

C’est la fin de ma première année à L’École Nationale d’Art de Nice. Chaque élève expose dans le hall ses meilleurs travaux de l’année. 

Soudain, au bas d’un panneau, mon regard est attiré comme par un aimant, par une petite image format carte postale. Je me penche et je peux lire : « Vincent Van Gogh ». C’était la reproduction de la peinture de sa chambre.

Dès lors, je me passionne pour cet artiste. Ses peintures, ses dessins, je lis toutes ses lettres,je lis tous les livres que je peux trouver sur sa vie et sur sa destinée. Durant toute une période, mes dessins et mes peintures en seront fortement influencés.

 

Deuxième année. Les étudiants en architecture, peinture, sculpture, nous nous réunissons dans la grande salle de dessin, c’était l’année du modèle vivant. Pour le sculpteur que je souhaitais devenir, le dessin me semblait primordial, et j’étais si passionné que je sursautais lorsque la sonnerie annonçait la fin du cours.

Soudain, je crois avoir une vision. Vient de rentrer dans la salle un jeune garçon qui ressemble à s’y méprendre à Vincent Van Gogh ! Un Vincent Van Gogh de dix-sept ans !

« Je peux m’installer à coté de toi ? Je suis en peinture. Je m‘appelle Gérard »

Il était rouquin, les cheveux et la barbe courts, les yeux bleus, les traits de son visage tirés pour son âge, le même profil qui m’était devenu si familier. J’en étais troublé ,mais en même temps j’avais l’impression d’être enrichi par cette présence exceptionnelle. Il y a des choses incroyables qui pourtant s’imposent comme une évidence.

Et tout normalement nous sommes très vite devenus les meilleurs amis du monde.

 

Nous nous retrouvions aussi souvent qu’il était possible. Presque tous les dimanches, lui venant du nord de Nice, moi du fin fond de Cannes-la-Bocca, généralement à mi-parcours vers Cagnes-sur-mer.

En train, en car, en vélo moteur, avec crayons, couleurs, carnet de croquis. Nous parcourions la campagne à la recherche de paysages à croquer, à peindre, tout en échangeant nos idées sur l’art, la vie, les religions, la spiritualité, nous étions intarissables.

Lors de notre première rencontre, assis devant une vieille ferme qui inspirait nos âmes d’artistes, quelle ne fut pas ma surprise de le voir sortir une pipe ! Tu fumes ? Des fois, ça me calme, mais en cachette, si mon père s’en apercevait il me tuerait. Mais devant mon regard désappointé, il s’abstint dès lors de fumer, tout au moins en ma compagnie.

Nous visitions aussi toutes les expositions, les musées, mais aussi les églises, les monastères de la région.

Dans la pénombre d’une église, vide et silencieuse, à voix basse, nous poursuivions notre dialogue sur le Divin, sur nos expériences, sur la relation qui pouvait exister entre l’art et Dieu, lorsque tout à coup, surgissant de l’ombre, un prêtre tout de noir vêtu , en gesticulant, en hurlant, se précipita vers nous et s’écria : « Dehors ! La maison de Dieu n’est pas un endroit ou l’on vient pour bavarder ! » Surpris, presque effrayés, nous nous sommes aussitôt retrouvés dans la rue, fuyant un diable machiavélique qui s’était installé dans « cette maison de Dieu »

 

Un autre souvenir est resté gravé en moi. Il s’agit cette fois d’un très beau monastère, dans la paix du soir, nous goûtions un repos bien mérité, perdus dans nos réflexions habituelles, lorsque nous vîmes une porte s’ouvrir silencieusement. Un jeune moine en sortit, qui vint vers nous, tout sourire aux lèvres, il s’assit à nos côtés et nous tint ce discours : « Voudriez vous me suivre et venir continuer vos prières, avec moi et quelques autres dans un endroit plus discret ? » Conforté par notre silence étonné, il se releva en nous disant : « Suivez moi ! » Nous mimes moins de temps à rejoindre la rue que lui à atteindre la porte par où il était sorti.

« Décidément , me dit Gérard, les maisons de Dieu ont d’étranges locataires ! »

 

Nous apprenions la vie. Moi dans une totale pauvreté, né dans une famille déchirée, lui dans une constante guerre familiale, rejeté par un père banquier, par une mère hargneuse, une jeune sœur caractérielle.

Vint la fin de nos études. Nous devions nous « lancer dans la vie », nous débrouiller, trouver du travail !

Le diplôme, les premiers prix n’étaient d’aucun secours. C’était l’angoisse, pour tous les deux.

 

Soixante ans plus tard, je n’ai toujours pas compris comment nous nous sommes perdus de vue.

Cette séparation est restée comme une énorme blessure, un regret ,une grande souffrance.

Je voudrais encore pouvoir retourner en ce temps pour pouvoir réparer, raccorder nos deux destins.

Pourtant, un jour de déprime inhabituelle, j’avais fait une tentative pour retrouver mon ami. Je voulais vaincre le destin, le reconstruire, me reconstruire. J’étais parti à sa recherche. J’étais déjà allé chez lui il y a bien longtemps et j’en avais gardé un mauvais souvenir. C’est donc dans un état de grande appréhension que j’y retournais. C’est sa mère qui m’a ouvert la porte. « Que voulez vous ? Je viens voir Gérard. Gérard, s’écria-t-elle, Gérard n’existe plus ! »

J’étais pétrifié. Incapable de prononcer un seul mot, je l’entendis poursuivre : « Gérard a perdu la raison, on l’a trouvé un matin affalé sur un banc. Il avait perdu la mémoire ! Il ne reconnaissait plus personne ! »

« Où est-il ? Il est dans une maison de fous ! Oubliez-le, partez ! »

J’étais effondré.

 

Je me suis retrouvé dans une grande dépression. Timide, émotif, j’étais la proie idéale pour les prédateurs qui rodent en permanence à l’affût de personnes fragiles

Je me suis fait tailleur de pierres, pour nourrir une famille qui s’était imposée, bien malgré moi. Cheminées, fontaines, encadrements de portes…

Dans un grand désarroi je m’étais construit un atelier avec des planches et des taules.

Un jour, je ne sais plus quand,mais bien des années plus tard, j’étais perdu dans quelque rêverie morbide, lorsque j’ai vu venir vers moi deux silhouettes sombres. Un pressentiment lugubre m’a aussitôt saisi, une grande peur s’est emparée de moi.

Je restai figé sur place, les yeux rivés sur une des silhouettes, portant un grand manteau et un large chapeau noir. Au fur et à mesure qu’elle s’approchait, je distinguai deux yeux fixes, comme transparents, qui me regardaient sans sourciller. Plus près, je me rendis compte que ce regard était vide ! Un frisson glacial me traversa le dos.

« Vous êtes Monsieur Conti ? me demanda la femme . Oui ». Moi je ne pouvais quitter ces yeux qui m’entraînaient dans un gouffre sans fond.

« J’ai entendu parler de vous, il y a longtemps que je vous cherche, je voulais vous montrer à Gérard ! » Et lui secouant le bras et le regardant sévèrement elle lui dit : « tu vois si tu avais été raisonnable, toi aussi tu aurais pu réussir et avoir une petite entreprise, comme monsieur Conti ! »

Puis elle tourna les talons et l’entraîna. Il tourna la tête pour essayer de me voir encore.

Mon cœur se serra si fort que je crus en être foudroyé. C’était le corps de Gérard, mais mon ami n’était plus là.

 

En les voyant s’éloigner, je me disais : « si tu savais, comme je voudrais te rejoindre dans ton néant!

Adieu Gérard ! »

Bonjour Vincent, car j’en avais la certitude, dans ce visage a demi tourné, qui tenta de me voir encore une fois, une écharpe noire autour du cou, dans le contre-jour, je vis Van Gogh. Vincent Van Gogh le suicidé.

A cet instant je me sentis entrer dans une totale, définitive et douloureuse solitude, tout en me jurant que quelle que soit ma souffrance, jamais je ne me laisserai tenter par le suicide.

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